mercredi 8 décembre 2010

Déclaration des Droits à l'Amour de l'Homme, de chaque expression de Vie



Une fois que le visage du garçon lui rappelait Kamala plus que d'habitude, Siddharta se souvint tout à coup d'une phrase que la courtisane lui avait dite au temps de leur jeunesse.
Cette phrase c'était:
"Tu ne peux pas aimer", et il en avait convenu, et il s'était comparé, lui, à une étoile et les autres hommes à la feuille qui tombe; ce qui ne l'avait pas empêché de sentir un reproche dans ses paroles.
En effet, jamais son coeur n'avait pu se fondre dans celui d'un être aimé, se donner complètement à lui jusqu'à l'oubli complet de soi-même, jusqu'à faire des folies par amour pour un autre; jamais il n'avait été capable d'une chose semblable et c'était là, croyait-il alors, la grande différence qui le séparait du commun des mortels.
Depuis que son fils était auprès de lui, Siddhartha était complètement devenu, lui aussi, un homme comme les autres ; lui aussi souffrait maintenant pour un autre, s’attachait à un autre, se perdait pour l’amour d’un autre et tombait dans la folie. Une fois dans sa vie, quoique tardivement, il éprouvait cette passion, la plus forte et la plus étrange, il en souffrait, il en souffrait à faire pitié et pourtant il était heureux ; n’aurait-elle pas renouvelé quelque chose en lui, ne l’aurait-elle pas enrichi d’autant ?

Les hommes ! il les considérait maintenant tout autrement qu'autrefois : il les jugeait avec moins de présomption, moins de fierté ; mais en revanche, il se sentait plus près d'eux, plus curieux de leurs faits et gestes, plus intéressé à eux. Quand il lui arrivait de voir passer des voyageurs de condition inférieure, des marchands, des soldats, des femmes de toutes catégories, ces gens-là ne lui semblaient plus aussi étrangers qu'autrefois ; il les comprenait, il comprenait leur existence que ne réglaient ni idées, ni opinions, mais uniquement des besoins et des désirs ; il s'y intéressait et se sentait lui-même comme eux.
Quoiqu'il approchât de la perfection et qu'il portât toujours les traces de sa dernière meurtrissure, il lui semblait pourtant que ces hommes simples étaient ses frères; leurs vanités, leurs convoitises et leurs travers perdaient leur ridicule à ses yeux, ils valaient la peine d'être compris, d'être aimés et même vénérés. L'amour aveugle d'une mère pour son enfant, la sotte présomption d'un père aveuglé par son attachement pour un fils unique, l'irrésistible et folle envie qu'éprouve une jeune femme coquette de se parer de bijoux pour attirer sur soi les regards admirateurs des hommes, tous ces besoins, tous ces enfantillages, toutes ces aspirations naïves, déraisonnables, mais dont la réalisation donne à la vie un si puissant élément de force, ne semblaient plus maintenant aux yeux de Siddhartha choses si négligeables, si puériles; il comprenait que c'était pour elles que les hommes vivaient, que c'était pour elles qu'ils accomplissaient l'impossible, pour elles qu'ils faisaient de longs voyages, pour elles qu'ils s'entre-tuaient, qu'ils enduraient des souffrances infinies, qu'ils supportaient tout; et c'est pour cela qu'il se sentait capable de les aimer; il voyait la vie, la chose animée, l'Indestructible, le Brahma dans chacune de leurs passions, dans chacun de leurs actes.
Ces hommes, ils étaient aimables et admirables dans l'aveuglement de leur force et de leur persévérance. Rien ne leur manquait, et le savant, le penseur, ne leur était supérieur que par une petite, une bien petite chose : la conscience qu'il avait de l'Unité de tout ce qui vit. Et Siddhartha en arrivait même à se demander à certaines heures si ce savoir, cette idée, avait bien toute l'importance qu'on lui attribuait, si lui-même n'était pas peut-être le jouet des hommes-penseurs, des hommes-enfants-qui-pensent. Pour tout le reste les hommes égalaient le Sage et parfois lui étaient bien supérieurs, comme certains animaux nous semblent aussi supérieurs à l'homme, par l'inflexible ténacité qu'ils apportent à l'accomplissement des actes nécessaires à leur vie.

Analyser le monde, l'expliquer, le mépriser, cela peut être l'affaire des grands penseurs. Mais pour moi il n'y a qu'une chose qui importe, c'est de pouvoir l'aimer, de ne pas le mépriser, de ne le point haïr tout en ne me haïssant pas moi-même, de pouvoir unir dans mon amour, dans mon admiration et dans mon respect, tous les êtres de la terre sans m'en exclure.

Chaque pêché porte déjà en soi sa grâce, tous les petits enfants ont déjà le vieillard en eux, tous les nouveaux-nés la mort, tous les mortels, la vie éternelle. Aucun être humain n'a le don de voir à quel point son prochain est parvenu sur la voie qu'il suit : Bouddha attend dans le brigand aussi bien que dans le joueur de dés et dans Brahma attend le brigand. La profonde méditation donne le moyen de tromper le temps, de considérer comme simultanné tout ce qui a été, tout ce qui est et tout ce qui sera la vie dans l'avenir et comme cela tout est parfait, tout est Brahma. C'est pourquoi j'ai l'impression que ce qui est, est bien ; je vois la Mort comme la Vie, le pêché comme la Sainteté, la prudence comme la Folie, et il doit en être ainsi de tout : je n'ai qu'à y consentir, qu'à le vouloir, qu' à l'accepter d'un coeur aimant. J'ai appris à mes propres dépens qu'il me fallait pécher par luxure, par cupidité, par vanité, qu'il me fallait passer par le plus honteux des désespoirs pour réfréner mes aspirations et mes passions, pour aimer le monde, pour ne pas le confondre avec ce monde imaginaire désiré par moi et auquel je me comparais, ni avec le genre de perfection que mon esprit se représentait ; j'ai appris à le prendre tel qu'il est, à l'aimer et à en faire partie, telles sont, ô Govinda, quelques-unes des pensées qui me sont venues.

Extraits de "Siddharta", Hermann Hesse

EN CHACUN DE NOUS SOMMEILLE UN BOUDDHA
DE LA VASE NAIT LE LOTUS

N.B:
Cette déclaration est mise en vigueur depuis la nuit des temps et pour toujours

Aucun commentaire: